Spécification technique disponible en cours de marché et pas au moment de l’attribution : irrégularité substantielle ?

L'engagement de respecter certaines spécifications techniques du cahier spécial des charges quelques mois après l'attribution du marché autorise-t-il le pouvoir adjudicateur à déclarer l'offre nulle pour cause d'irrégularité substantielle ?

Rappel des faits

Dans le cadre d’un marché public de services relatif au raccordement d’établissements scolaires à la fibre optique, l’offre d’un soumissionnaire a été déclarée nulle pour cause d’irrégularité substantielle dès lors que l’une des trois connexions de bande passante exigées ne pouvait pas être fournie dès l’entame du marché mais après quelques mois seulement.

Le soumissionnaire en question a cependant saisi le Conseil d’Etat d’une demande en suspension d’extrême urgence afin de contester l’irrégularité substantielle de son offre.

Principes et dispositions applicables

En termes de régularité des offres, l’article 76, §§ 1er à 3, de l’arrêté royal du 18 avril 2017 relatif à la passation des marchés publics dans les secteurs classiques prévoit que :

« § 1er. Le pouvoir adjudicateur vérifie la régularité des offres.

L’offre peut être affectée d’une irrégularité substantielle ou non substantielle.

Constitue une irrégularité substantielle celle qui est de nature à donner un avantage discriminatoire au soumissionnaire, à entraîner une distorsion de concurrence, à empêcher l’évaluation de l’offre du soumissionnaire ou la comparaison de celle-ci aux autres offres, ou à rendre inexistant, incomplet ou incertain l’engagement du soumissionnaire à exécuter le marché dans les conditions prévues.

Sont réputées substantielles notamment les irrégularités suivantes :

1° le non-respect du droit environnemental, social ou du travail, pour autant que ce non-respect soit sanctionné pénalement ;

2° le non-respect des exigences visées aux articles 38, 42, 43, § 1er, 44, 48, § 2, alinéa 1er, 54, § 2, 55, 83 et 92 du présent arrêté et par l’article 14 de la loi, pour autant qu’ils contiennent des obligations à l’égard des soumissionnaires ;

3° le non-respect des exigences minimales et des exigences qui sont indiquées comme substantielles dans les documents du marché.

§ 2. L’offre qui n’est affectée que d’une ou de plusieurs irrégularités non substantielles qui, même cumulées ou combinées, ne sont pas de nature à avoir les effets visés au paragraphe 1er, alinéa 3, n’est pas déclarée nulle.

§ 3. Lorsqu’il est fait usage d’une procédure ouverte ou restreinte, le pouvoir adjudicateur déclare nulle l’offre affectée d’une irrégularité substantielle. Ceci est également le cas pour l’offre qui est affectée de plusieurs irrégularités non substantielles qui, du fait de leur cumul ou de leur combinaison, sont de nature à avoir les effets visés au paragraphe 1er, alinéa 3. »

Si le Conseil d’Etat considère qu’en principe, les spécifications techniques font parties des clauses essentielles du cahier spécial des charges, il n’en reste pas moins qu’en présence d’une irrégularité dans l’offre, au sens de l’article 76, § 1er, alinéa 3, de l’arrêté royal du 18 avril 2017, le pouvoir adjudicateur doit en constater l’existence, qualifier cette irrégularité de substantielle ou de non substantielle et énoncer les motifs sur lesquels il se fonde pour le faire.

Il convient en outre de rappeler que la juridiction saisie ne peut opérer qu’un contrôle marginal limité au constat d’éventuelles erreurs manifestes d’appréciation, soit d’erreurs qu’aucune autre autorité placée dans les mêmes circonstances n’aurait commises.

Concrètement, en matière de régularité des offres, il convient donc de vérifier si :

– le pouvoir adjudicateur a bien procédé à la vérification de la régularité des offres ;

– le pouvoir adjudicateur n’a pas commis d’erreur manifeste d’appréciation en jugeant que des irrégularités étaient présentes et en les considérant comme substantielles ou non substantielles ;

– le pouvoir adjudicateur a motivé sa décision d’écarter ou non les offres de sorte que les soumissionnaires concernés puissent comprendre les motifs sous-jacents.

Décision du Conseil d’Etat

Dans le cadre du marché public en cause, la partie requérante a proposé les trois connexions de bande passante symétrique exigées par le cahier spécial des charges mais elle a toutefois précisé que l’une des connexions (1000/1000 Mbps) ne serait pas disponible avant le premier trimestre 2023. La partie requérante a dès lors indiqué que les établissements scolaires qui opteront pour la connexion 1000/1000 Mbps pourront utiliser temporairement une autre connexion (1000/500 Mbps) et passer ensuite gratuitement à la connexion 1000/1000 Mbps lorsqu’elle sera disponible.

Considérant que les trois profils symétriques exigés (200/200 Mbps, 500/500 Mbps et 1000/1000 Mbps) constituaient des exigences essentielles auxquelles il ne pouvait être dérogé, le pouvoir adjudicateur a toutefois déclarée l’offre de la partie requérante nulle pour cause d’irrégularité substantielle au motif qu’en ne proposant pas la connexion 1000/1000 Mbps dès l’attribution du marché, l’offre ne respectait pas une exigence essentielle du cahier spécial des charges.

Aux termes de son arrêt n° 254.388 du 6 septembre 2022, le Conseil d’Etat a tout d’abord rappelé qu’en l’espèce, le cahier spécial des charges n’a imposé aucun délai maximal d’installation et que le temps d’installation prévu a, quant à lui, été évalué dans le cadre d’un sous-critère d’attribution relatif au temps total d’installation pour tous les sites repris dans l’inventaire.

Le Conseil d’Etat en a déduit que la disponibilité future d’une connexion – qui peut déjà être commandée immédiatement après l’attribution du marché – peut donc sembler pertinente pour l’évaluation du sous-critère susvisé mais pas, par contre, pour juger de la régularité d’une offre.

Si le Conseil d’Etat a reconnu que la fourniture temporaire d’une connexion asymétrique (1000/500 Mbps) dans l’attente d’une mise à niveau vers une connexion symétrique (1000/1000 Mbps) n’est pas conforme à l’objet du marché et aux spécifications techniques et que les délais d’installation prévus par la partie requérante ne correspondront pas nécessairement à l’installation de la connexion symétrique demandée, il a toutefois estimé que ces constatations ne sont pas suffisantes, à la lumière des dispositions du cahier spécial des charges, pour pouvoir déclarer l’offre de la partie requérante substantiellement irrégulière.

Au vu de ce qui précède, l’exécution de la décision d’attribution attaquée a été suspendue par le Conseil d’Etat dès lors que la décision de déclarer l’offre de la partie requérante irrégulière reposait sur l’indisponibilité de l’une des connexions demandées au moment de l’attribution du marché alors que le cahier spécial des charges ne faisait pourtant mention d’aucun délai maximal d’installation.

Si, en règle générale, les instances de recours considèrent que les spécifications techniques d’un marché public revêtent un caractère essentiel et que leur méconnaissance entraine la nullité de l’offre pour cause d’irrégularité substantielle, l’arrêt rendu le 6 septembre 2022 par le Conseil d’Etat confirme néanmoins que la question de la régularité d’une offre doit s’apprécier au cas par cas et que le non-respect d’une spécification technique n’implique pas automatiquement l’existence d’une irrégularité substantielle.

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